06 octobre 2008

Les tulipes de la colère

Les Pays-Bas se sont depuis longtemps spécialisés dans la légalisation et dans l’acceptation de choses qui demeurent interdites ou dangereuses ailleurs. La marijuana, l’euthanasie, la prostitution, oui d’accord, mais pire encore, les sabots de bois. Ce qui est d’ailleurs un peu bête: tu construis des digues pour gagner des terres arables, ce qui implique notamment que tu n’as pas des forêts immenses, mais tu décides d’utiliser le bois pour en faire des souliers qui font mal aux pieds. Ça ne me semble pas sain du tout comme attitude. Voyons, est-ce qu’on utiliserait nos denrées alimentaires pour faire avancer des autos, ici?

Peu importe, parce qu’ils sont aussi un peu déraisonnable dans leur amour des tulipes, ils se sont payé la première bulle spéculative de l’histoire, une retentissante rupture d’anévrisme logique dans les artères cérébrales du marché boursier. C’est le moment où les experts économiques disent: «Euh, ça ne vaut pas ça du tout, calmez-vous, vous êtes tous fous» mais où beaucoup trop de gens croient: «Je sens que ça vaudra encore plus demain, j’investis, j’ai ma patte de lapin chanceuse». On est en pleine tulipomanie. D’ailleurs, par extension, ce serait maintenant une bonne chose de cesser d’utiliser le terme manie à tout venant, ça perd son sens et ça me désole. Moi, quand on me parle d’anniebrocomanie, je décroche.

Donc utilise ton imagination, te voilà hollandais en 1623. Tu n’es pas un marin qui chante les douleurs qui le hante dans le port d’Amsterdam, oh que non, tu es plutôt un passionné de tulipes. Tu aimes beaucoup une variété rare, le Semper Augustus (tu parles latin en plus, chanceux) qui s’affiche à 1000 florins le bulbe. C’est un peu dispendieux, mais toi tu l’aimes, c’est pas de ta faute. Ajoute à ça le fait que le nom de ta monnaie ressemble à fleur, c’est l’ivresse. Deux ans plus tard, c’est rendu 2000. En 1637, ça grimpe à 5500, tu peux même désormais acheter des parts de bulbe. Visiblement, tu n’y penses pas souvent, mais le revenu annuel moyen à ton époque, c’est à peu près 150 florins. Tiens, en février, ça atteint les 6700 florins pour une autre variété. Comme le dit un de tes voisins de palier, Wikipédia, c’est «la valeur de deux maisons, huit fois celle d’un veau gras et quinze fois le salaire annuel d’un artisan». La lumière néerlandaise t'éclaire, la vérité te frappe en plein front:
a) un artisan gagne 2,98 fois le salaire annuel moyen (tu es fort en calcul, t’as tout pour toi);
b) c’est insensé et tu vas être dans le trouble à court terme (tu aurais pu cliquer plus vite).

Donc, en février 1637, la bulle spéculative éclate: les cours s’écroulent, les spéculateurs chancellent et les tulipes se fanent. Oui, ça va probablement gâcher ta Saint-Valentin.

Tu es mort d’inquiétude, je le sens, mais tu peux peut-être encore t’en sortir. Vois-tu, les députés d’Amsterdam annulent alors les contrats déjà signés. Les juges soutiennent qu’il s’agit d’un jeu de hasard. Tu n’as donc plus à honorer ce contrat ridicule qui t’obligeait à hypothéquer pour acheter ton bulbe de tulipe

Mais bon, tu peux quand même imaginer qu’avec tout le vent qui a été semé, les récoltes de tempête ont été très fructueuses cette année-là. Par contre, comme c'était une première expérience solide, des choses comme ça ne risquent pas d'arriver de nouveau.

Le lecteur qui n’a pas encore tout perdu ses REER et qui est avide de connaissances supplémentaires sur le sujet s’en ira joyeusement errer sur Wikipédia en passant par cette porte secrète.

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