22 juin 2010

Post-scriptum de l’épître 4

Tu sembles maintenant avoir jeté ton dévolu (et du dévolu, tu en jettes pas mal ces temps-ci) sur une chansonnette que ta mère a repêchée de son passé trouble dans les camps de jour ou dans quelque autre lieu où règne la ritournelle assommante.

C’est un air super enjoué qui raconte l’histoire d’un gros requin (lâ-lââ-lalala), d’une fille qui nage (lâ-lââ-lalala), puis après le requin la voit et la bouffe (lâ-lââ-lalala).

Ça mérite une mention spéciale.

Et bon, ne tiens pas trop rigueur à ta mère de t’avoir vendu la mèche, mais tu connais maintenant le scénario de Jaws.

15 juin 2010

Quatrième épître – le chant

Cher insomniaque de la chambre d’à côté,

Je ne sais pas si tu t’en es rendu compte, mais on n’avait pas établi de plans précis sur les berceuses qu’on allait te chanter pour t’endormir. Pas qu’on en sous-évaluât le besoin ou qu’on crût que tu t’endormirais toujours tout seul et facilement. Non, on s’en est simplement remis au carpe diem (une carpe par jour).

Je veux dire, placer la voix, chanter juste et harmonieusement, pour tout ça on s’entend, il n’y avait pas grand-chose à faire. Mon aptitude au chant me cantonne dans une position bien trop avant-gardiste pour l’appréciation de mes contemporains. Je fais à peine un peu d’arrangement vocal et tout de suite les reproches fusent: tu fausses, c’est pas ça l’air, t’as encore changé les paroles, tu oublies toujours le même bout, et ça monte, , c’est pas comme ça... Ouais, tous des puristes.

Donc, petit dictateur du sommeil de mes nuits, lors d’une des premières nuits à la maison, tu étais dans mes bras, pas très amène, plutôt grognon même, et certainement pas endormi, puis il fallait réussir à te persuader qu’à 4 heures du matin, dormir pouvait être un projet recevable. J’avais beau tenter de te convaincre, te dire que non, on ne pouvait pas envahir le Koweït impunément comme ça juste parce que tu semblais en avoir envie là, tu n’étais pas très sensible à mon argumentation. On se perdait peut-être dans la traduction, faut dire, les sous-titres ne marchaient pas. Alors, tant pis pour toi, tu l’auras cherché: j’ai chanté.

Illumination au cœur de la nuit: très rares sont les chansons dont on connaît toutes les paroles.

Alors, parce que la chanson passait par là dans ma tête, ce fut Gens du pays. Les fleurs que l’on sème dans le jardin du temps qui court, le ruisseau des jours qui fait des étangs miroirs; ça t’en a bouché un coin. À moi aussi, tout content de la savoir au complet, mais surtout de voir que ça marchait ce vieux truc, faire des sons avec la bouche pour endormir des bébés.

Quand tu as crié pour un rappel, j’ai essayé Quand on n’a que l’amour en sautant quelques lignes et en ne mettant pas forcément tout dans l’ordre. J’ai rectifié depuis, mais j’anticipe quand même le jour où tu me demanderas c’est quoi un malandrin. Ce sont des gens qui portent des manteaux de velours le matin. On rira peut-être moins la journée où tu pointeras les gens: papa, lui, est-ce que c’est un malandrin?

Puis j’aime beaucoup Mommy, Daddy. Je présume que tu saisis bien le deuxième degré de l’anglais. Mais on ne s’entend pas sur la version pour les noms; ta mère dit que je devrais lister Perron plutôt que Fortin.

Je mets parfois À la claire fontaine et Partons la mer est belle dans le tour de chant. Dans la première, j’ai la version avec la maîtresse perdue, il paraît que c’est maintenant juste une amie. La deuxième me paraissait un peu triste avec le père qui fait naufrage, mais quand j’ai entendu ta mère chanter Il était un petit navire avec le plus jeune qui sera mangé parce qu’il perd à la courte paille, mes réticences se sont amoindries. Je me suis donc aussi permis Le déserteur.

Il y a aussi La bohème, apprise par cœur pour un souper meurtre et mystère: Denis Caron, pianiste du bar salon, grand admirateur de Charles Aznavour, peut improviser sur n’importe quoi… toum-toum-toum, accord mineur tenu, pause… y compris le meurtre? Veston blanc, chevelure chatoyante, foulard dans le cou. J’ai cherché les lunettes d’Alain Lefèvre, ne les ai pas trouvées. Pas grave, j’ai copié son accent et j’avais la chevelure chatoyante, c’est ce qui compte. Je te la chante donc avec le trémolo imposé, en me trompant de temps à autre dans les paroles, en chantant que j’avais une muse qui criait famine et que moi je posais nu, ce qui m’étonne à chaque fois, mais qui prouve que je peux faire fi des conventions de Montmartre. Mais forcément je triche: la bohème, dans ma jeunesse, ce fut juste d’avoir eu un coupe-vent fluo. Puis honnêtement, je n’aime même pas les lilas.

Comme parfois tu pleures fort et que le temps de réflexion n’est pas super long, j’ai aussi déjà osé la vieille pub de Marineland. Je n’ai pas récidivé.

Mais ce qui m’inquiète énormément, c’est que tu aimes beaucoup m’entendre chanter. Nécessairement, ça me fait un peu peur pour tes futurs goûts musicaux.