03 mars 2009

Des chiffres et des litres

La fin de la décennie 1970 fut pleine de rebondissements. Alors que Montréal était en émoi devant une tour croche en béton qui ne se construisait pas très vite, le monde scientifique avait des préoccupations majeures.

Ce coquin de Kenneth Woolner notamment, professeur à l’Université de Waterloo, était fou d’exaspération. On raconte qu’un jour il prit une bouteille de vin et vit sur l’étiquette 1 l avec une police de caractère telle qu’il crut voir 11. Introspectif et fiévreux, il s’interrogea pendant des jours dans le désert (d’autres disent à Ottawa): mais 11 quoi? La question était pertinente puisque la graphie de l’unité fut également à l’ordre du jour lors de la seizième Conférence générale des poids et mesures, en 1979 (résolution 6). À l’unisson, hormis ce sourd un peu déphasé dans le fond qui s’obstinait inutilement à grand renfort de «Mais pourtant elle tourne!», les scientifiques demandaient: «Hum, pourrait-on utiliser un L majuscule?» Question valable, bien sûr, et qui se serait réglée facilement n’eût été du fait que, tout amateur de nomenclature d’unités en usage avec le système international le sait, seules les unités nommées d’après un nom propre peuvent se prévaloir de la capitale abréviative.

Par exemple, soyons clairs, si on voulait employer le Tisseyre, unité qui qualifierait le degré de fascination d’un monde ou d’un univers sur une échelle qui serait à déterminer et qui pourrait même être logarithmique (on l’a fait pour le décibel, je n'ai rien contre), il faudrait statuer si Charles Tisseyre, l’homme qui rend tous les univers fascinants même dans l’adversité, possède un nom propre, auquel cas on pourrait utiliser la capitale. Par exemple, le fascinant monde de la civilisation étrusque: 2,4 tisseyre, soit 2,4 T ou t. Bien entendu, tu vois, on n’a pas encore statué. On n’est pas pressé d’ailleurs. Pour le litre, ce n’est pas encore tout à fait réglé.

C’est dans ces circonstances que la lumière se fit sur Claude Émile Jean-Baptiste Litre, homme qui avait le mérite de s’appeler Litre et d’ainsi permettre l’utilisation tant chérie du L sur les sacs de lait. Sa vie (1716-1778) fut celle d’un fils de fabricant de bouteilles de vin faisant carrière en perfectionnant et en standardisant éprouvettes et autres contenants de verre. Une vie dédiée à la calibration des liquides, vie qui inspire le respect. Tout ça pour l’amour des flacons gradués et des volumes liquides. Puis substantiellement pour l’argent et la gloire, mais juste en sous-texte.

Bon, tu t’en doutes un peu déjà, alors imagine après qu’on eut ajouté dans un article subséquent qu’il avait aussi eu une fille prénommée Millicent (qu’on surnommera affectueusement Millie pour créer un jeu de mots du plus bel effet)… bref, c’est une supercherie. Calembredaine et billevesée! Non, Litre n’a jamais touché à des flocons gradués de sa vie, principalement parce qu’il n’a jamais vécu, ce qui lui a aussi fait rater toutes sortes de belles occasions, mais c’est ainsi: l’existence avant l’essence.

Donc, cet existant Kenneth Woolner essentiellement coquin était au Château Laurier à Ottawa avec un ami, c’était un de ces soirs de scotch qui enchantent, et il s’est dit que le litre méritait son patronyme, son homme, sa majuscule, oui, double scotch, aubergiste.

Homme de principe qui ne renie pas ses promesses d’ivrogne, il rédigea et fit publier la biographie fictive de Claude Litre dans le numéro d’avril 1978 de la revue CHEM 13 News. Un canular était né, un petit poisson du premier du mois, tout mignon. C’était rigolo, mais peut-être un peu moins lorsque l’information finit par être intégrée à la sérieuse Collier’s Encyclopedia.

Oui, l’univers du litre est un univers... euh, fascinant.

Toute l’histoire est ici, et pas tant que ça ici, contrairement à ce qu’on pourrait croire.