31 mai 2007

Les Bourgeois

Il y a, relativement près du bureau où tu vends ton corps ou ton esprit, à une distance qui serait indécente si elle était moindre, une vieille maison aux allures victoriennes qui fait office de taverne attitrée les soirs où le désir de libation (et on fait aussi dans la légèreté, il le faut) devient besoin, qui lui devient parfois nécessité.

À vrai dire, chaque fois, tu t’y sens un peu comme dans une chanson de Brel. La grosse Adrienne de Montalan s’appelle Lynda et connaît de toi l’essentiel: ton nom et ce que tu bois (ce qu’elle appelle une belle grande rousse et ce qu’elle était jadis, probablement). D’autre part, le lieu est également le repaire, entre autres, de maître Jojo et de maître Pierre, une sorte d’hôtel des Trois Faisans. Une armoire antique traîne dans le coin, Verdi et Puccini sont embossés au mur, le Titanic est laqué sur une toile ennuagée, et un vieil écran niché sous les moulures du plafond projette une partie de hockey ou de golf au gré de la programmation. Si tu y parles parfois de toi, les discours sur Voltaire se font rares et tu évites de te prendre pour Casanova (car bon, il y a une femme de la maison à la maison).
Puis, plus ou moins tardivement, en poussant la porte de sortie et en saluant Lynda, tu ne peux t’empêcher de te demander si tu seras celui qui montrera son cul et ses bonnes manières ou celui qui s’en plaindra au commissaire, en sifflotant presque:

Les bourgeois, c’est comme les cochons
Plus ça vieillit, et plus ça devient bête.

18 mai 2007

Corde à linge en folie

Depuis deux semaines, la joie et la couleur sont de retour à Banlieueville. La joie sent le barbecue, et la couleur, ne le cachons pas, c’est le vert gazon (et ton terrain ajoute une touche massive et euphorisante de jaune pissenlit).

Depuis deux semaines donc, après le travail et le souper, tu t’attendrissais presque devant le spectacle des bourgeons qui verdissaient le boisée derrière chez toi, dans la clarté tamisée du crépuscule, avec le chant des oiseaux, et, dusses-tu passer pour un parfait naïf sentimental, tu trouvais que la nature était impressionnante, que c’était apaisant et vivifiant. Un exemple de force tranquille et autres banalités éculées. Vivaldi entamait le mouvement de son concerto le plus susceptible de faire vendre des saucisses à hot dogs.

«Quelle belle invention, la nature», te persuadais-tu. Eh bien, non, c’est une sale hypocrite!

Te voilà donc dans une scène fortement éclairée, à l’extérieur. Tu viens de finir de tondre tes pissenlits (les voisins cesseront alors de t’envoyer des têtes de cheval mort), et tu ne prends même pas le temps de siroter un jus de betterave et de rhubarbe sans saccharine, tu étends les draps fraîchement lavés sur la corde à linge (nous, on est-è dans le vent-ent-ent…). Le ciel est bleu, les draps se gonflent, la brise est bonne; tu te payerais presque une scène de bonheur simplet, mais voilà, tu décides d’aller voir ailleurs si tu y es, et tu n’y vas pas seul, car si tu y es, aussi bien que quelqu’un soit là aussi pour voir ça. Donc, tu prends ta liste de commissions et pars en cavale. À ton retour, tu constates avec stupéfaction que tout ce que tu avais mis sur la corde à linge avait jugé bon de faire ce que la gravité incite toute chose à faire ardemment, et ce vers le bas (c’est ainsi sur ta planète). Tout ce qui était sur la corde à linge, la corde y comprise… et le vieil arbre qui servait de poteau également, avec une triple fracture du tronc. Étrangement, dans ton for intérieur sommairement et subitement extériorisé pour les besoins de la cause, tu blâmes un peu l’ancien propriétaire d’avoir ancré une corde à linge sur un arbre mort.

Mais quelle chance! tu gares rarement ta Porsche en forêt sous la corde à linge.

07 mai 2007

Des potins d’épicerie

L’épicerie est un de tes champs (à défaut de chevaux) de bataille hebdomadaires. La femme de la maison croit qu’il vaut mieux que l’épicerie se fasse à deux, utilisant presque la périlleuse expression temps de qualité, en vantant les mystérieux mérites de la double présence pour choisir le pain tranché du quotidien. Pour peu, elle te ferait penser à Marie-Josée Taillefer, en plus brune et en moins béate (tout de même… – Je suis si heureuse. Devine pourquoi! – Je l’ignore, Marie-Josée. – Eh bien! C’est le retour de la carambole du Maroc* cette semaine! Yahoo! Je vais pouvoir faire des confitures!). Ta pensée, elle, virevolte dans le coin opposé. L’alternance t’apparaît comme une idée pleine de sens et de vertus.

Par contre, tu fais preuve d’une adaptation singulière avec la nourriture et tu modifierais volontiers n’importe quelle recette plutôt que de retourner chercher un ingrédient manquant à l’épicerie. Tu as jadis adopté culinairement le principe de Lavoisier, «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.» (En fait, tu dis Lavoisier parce que c’est plus facile à retenir qu’Anaxagore de Clazomènes.) Ce jour-là marqua l’heureuse mort du pâté chinois traditionnel, et ce furent de joyeuses funérailles. Tu es donc disqualifié d’emblée au sein du couple quand vient le temps de proposer l’épicerie à garde partagée. Il y a peu d’équité dans ce domaine; il te faudra un matin trouver un pont à bloquer et des panneaux à escalader.

L’épicerie se fait donc à deux. La technique s’est affinée, les conflits se sont un peu amenuisés. Le lait 1% célèbre ta victoire, et elle se réjouit devant ses poivrons orange. Tout n’est pas encore parfait, il reste toujours les grands litiges «avec ou sans pulpes», «fromage léger ou traditionnel», «jus de canneberge ou jus de raisin», et tu entends clairement le petit soupir improbateur si tu tentes d’acheter une cinquième sorte de vinaigrette… Mais tu as ton lait 1%, rappelons-le.

Et après une joute plus parlementaire qu’alimentaire, vous échouez à la caisse en voyant la lumière au bout du tapis de caoutchouc roulant. Et c'est allors que, dans l’attente, les couvertures de magazines entrent en jeu...

- Mince récolte, cette semaine.
- Seulement cette actrice qui a perdu 20 livres. Voilà, ça mérite un frontispice pour le 7 Jours.
- Actrice? Attends… absence de nom de famille, air niais… je parierais plutôt pour une fille télé-réaliste. Hé! Regarde ici (coin supérieur droit de La Semaine). Elle aurait plutôt perdu 15 livres.
- Oui, c’est la même fille! Quel scandale…

Alors, 15 ou 20? Où s’en est donc la rigueur journalistique allée?

Rigueur, rigueur, rigueur.

*Oh! en parlant de rigueur, il est possible qu’il n’y ait pas de caramboles au Maroc, et qu’elles ne soient pas de retour cette semaine.