28 janvier 2007

Orgueil et petit péché

Tu as commis le péché d’orgueil.

Les mots ont résonné dans ton larynx, et bien ouvertement, tu les as laissé fuir dans l’air ambiant.

De tous les mots qui puissent être amalgamés, ceux-là sont de ceux que tu ne veux jamais entendre. Ainsi, lorsque survient le moment où tu les sens sourdre en toi, tu reconnais que tu dois les refréner. Or, la phrase arrive trop vite. Elle connaît trop bien les raccourcis cérébraux qu’elle peut emprunter, les chemins critiques de sa chevauchée. Elle suinte sur quelques influx nerveux, glisse le long d’un toboggan de neurotransmetteurs, contourne une égérie morale et court vers les cordes vocales. Elle s’y agrippe.

C’est alors que les lèvres s’entrouvrent. En un souffle, la phrase s’échappe.

«Je te l’avais dit.»

Trop tard.

Mais diablement libérateur.

24 janvier 2007

En attendant Isabelle au boulot

Ton temps libre est bien perdu sous une pile de feuilles, de crayons, de solutions miraculeuses à trouver et… où est donc passée ton efface?

Entre deux tâches, tu appelles dans d’autres beaux bureaux, la réceptionniste te met en attente, et il y a Isabelle Boulay au bout du fil qui se plaint. «Parle-moi! Parle-moi…» demande-t-elle.

Chère Isabelle,

J’aime ta belle naïveté, tu sais… Or voilà, j’ai plein de trucs à faire. Puis je sais qu’on n'aura pas trop le temps d’échanger ni qualitativement ni quantativement. Moi, je préfère qu’on se dise les vraies affaires. Tiens, un peu comme Paul Arcand. Oui, c’est ça. Mais bon, pas trop non plus parce que Paul Arcand, c’est difficile à soutenir. Et on va en venir aux arguments percutants et aux questions mal construites clamées haut et fort. «J’peux-tu avoir une réponse!» Ce serait terrifiant, je te le dis.

Je m’égare. Bref, je voulais te dire que je ne pouvais pas vraiment te parler. Tu comprendras aisément que les patrons étaient à côté. Et tu riras bien, mais ils préfèrent que je travaille au lieu de m’accrocher au téléphone en disant: «Mais bien sûr Isabelle, de quoi on discute? J’ai la vie devant moi. Tu as pensé à préparer une liste de sujets?»

Alors, on se reprendra. Si un jour tu appelles quelque part et que tu entendes ma voix chantonner des «parle-moi, parle-moi» alors qu’on t’aura dit de patienter un brin, que ce ne sera pas long, et qu’au fait «qui doit-on annoncer?»… C’est certes improbable, mais bon, je ne suis pas là pour te donner un cours de probabilité, ma belle.

Tu peux retourner à ton macramé; j’ai un crayon à retrouver, en suspens au-dessus d’une feuille là-bas.

12 janvier 2007

Il faut qu'on parle d'Onan

Tu as possiblement passé quelque temps à lécher la vitrine du columbarium, mais c’est finalement contre la paroi de l’aquarium que tu t’es décidé. Un peu secoué, tu t’es rué vers le commis en fixant par imagerie mentale les contours du poisson rouge que tu avais élu parmi tous. Un poisson rouge messianique pour la modique somme de 98 cents: une aubaine comme on en voit peu dans l’Ancien Testament.

- Excusez monsieur, mais j’aurais besoin d’un poisson.

Tu n’aurais pas cru quelques instants plus tôt que ce poisson était un besoin, mais bon… c’est sorti un peu n’importe comment. Sans égard pour les sacs de moulées qui t’entourais, tu as utilisé instinctivement ta phrase préfabriquée pour usage dans toute bonne quincaillerie.

Lorsque le commis est revenu avec son sac transparent rempli d’eau, tu avais 9 ans et suivais ton poisson du regard. Il était vigoureux comme pas un; un excellent choix.

Très vigoureux à vrai dire. Vraiment. Tu te dis donc que ce serait une excellente idée de le nommer Onan. Oh! pas pour faire scandale, mais parce que tu trouvais ça assez drôle pour pouvoir l’assumer. (Supplément d’information: Onan est un personnage biblique, mais les curés en parlent très peu pendant la messe de minuit, qui subit le courroux divin pour avoir «laissé sa semence se perdre dans la terre» et qui fut dénoncé dans la Genèse.) Bref, oui, un poisson qui se vautre dans le stupre. Sa dignité s’en allait à vau-l’eau.

Prêt à assumer, mais pourtant, quelques instants plus tard à la caisse, alors que le petit garçon devant toi fixait le poisson dans un mimétisme qui ne l’avantageait guère, tu renias Onan pour la première fois.

- Comment tu vas l’appeler? s’enquit le garçon.
- (Désobéir au commandement Tu ne mentiras point est préférable pour les oreilles du jeunot, te dis-tu.) Je ne sais pas encore. Je verrai.
- Moi, je l’appellerais P’tit-Renne-au-Nez-Rouge.
- (Rêve encore, petit!) Ah! Peut-être.

Bon, oui, tu l’as laissé dans les ténèbres loin de la vérité, mais ce n’est pas comme si tu avais à bâtir une église sur une pierre pour ton poisson qui ne s’était même pas multiplié. Et tant qu’à y être, tu préfèrerais changer l’eau en vin auparavant.

Toutefois, lors d’un souper du temps des fêtes, la situation que tu appréhendais arriva. Un léger silence se glissa dans la conversation générale. Une voix s’éleva: «Comment t’as appelé ton poisson, au fait?» Et tu l'assumas, après un petit toussotement.

- Onan.
- Hamman? Ohram? Uhnän?
- O-n-a-n. (Tu es fort en épellation. Ta copine, elle, suivait la scène avec amusement.)
- Ah, c’est original en tout cas. C’est arabe?

Et tu posas ton regard torve vers ta copine lorsqu’elle demanda avec un sourire entendu:
- Et ça vient d’où… C’est biblique, non?

Tu éprouvas alors combien on parle en général bien peu de l’onanisme et de l’Ancien Testament lors des repas du jour de l’an en famille.

07 janvier 2007

La poussière n'est pas encore le néant: elle aussi doit être dispersée

Un couple est un concept fort mystérieux. C’est pour cela qu’un jour, sans trop bien comprendre sur le coup ce qui se passe, tu te retrouves à faire une tournée des magasins et que, curieusement, l’objet de ta quête est un aspirateur central. La moitié du couple (dans ce cas-ci, celle qui n’est pas toi), elle a beaucoup de pouvoir. Et tu ne l’avais peut-être pas vraiment vu venir, mais il appert qu’elle a pour objet de désir un aspirateur central.

Voilà comment tu as découvert que le monde de l’aspiration est un univers digne des plus grandes péripéties de Dallas. Un univers où les vendeurs brandissent leur guide Protégez-vous de l’an 2000 en se signant à la mention des mots «air watt» ou «garantie prolongée». La médisance règne au royaume de la balayeuse éviscérée. Chaque marque est meilleure que l’autre d’à côté, mais surtout que celle du concurrent de l’autre rue ou du village voisin. À chaque question claire, recevoir une réponse concise tient du miracle. Le monologue offert par le maître ès aspirare pulveris vous comblera de joie si vous croyez que le secret du bonheur réside effectivement dans un tuyau à manche télescopique avec un outil stupéfiant qui massera votre plancher en ingurgitant avidement la poussière que vous ne sauriez voir. La prestation est en effet d’une rare intensité.

Ce qui n’est pas à dédaigner non plus, c’est que le vendeur d’aspirateur a cette capacité incroyable d’utiliser le tu en posant une question à deux personnes. «As-tu un chien ou un chat?» s’adresse-t-il à toi ou à l’autre moitié du couple, tu ne saurais le dire, mais tu admets aisément qu’il serait ridicule que vous y répondiez tour à tour. Tu résistes honorablement à l’envie de répondre que tu as un poisson rouge par contre. «Est-ce grave, docteur?»

Le retour à la maison n’est pas plus facile. Tu es muni d’une variété imposante de publicités imprimées sur papier glacé avec des photos d’aspirateurs retouchées par ordinateur, de gens heureux avec des enfants dans les bras, d’un chien ravi et d’une femme si zen d’avoir utilisé sa machine divine qu’elle s’est empressée de prendre une pose de méditation sur son beau plancher verni et propre. Or, tu n’as pas encore pris ta décision. Il faut dire que tu n’as pas d’enfants, pas de chien, et que tu n’es pas une femme zen qui fait de la méditation. Aucune photo de poisson rouge heureux ne peut t’aider à prendre ta décision. Tu te sens un peu seul face au destin des matières pulvérulentes de ta propriété.

Matières pulvérulentes, soyez honnies.